Un conte de Noël pour adultes signé Micheline Duff.
Léopold m’avait raconté qu’à chaque nuit de Noël écoulée dans sa cellule de prison depuis quinze ans, il rapportait un morceau de pain de la cafétéria et s’imaginait communier à minuit.
Bien sûr, je voyais là un geste d’espoir et de résilience infinie, mais de mon côté, je me demandais quelle note plus joyeuse le ferait rire aux éclats au cours de cette nuit-là.
Soudain, une idée mirobolante me vint à l’esprit: pourquoi ne pas enregistrer toute ma famille en train de chanter pour lui? Qu’à cela ne tienne, comme à l’époque on utilisait encore des cassettes, je réunis mes enfants autour du piano et devant l’enregistreuse, près de l’horloge grand-père que Yves fit résonner de douze coups sonores comme s’il était minuit.
Ainsi débuta notre cassette: au dernier son du carillon, tous s’écrièrent «Joyeux NoëI, Léopold!» et entamèrent le «Minuit, Chrétiens».
Hélas, nous ne nous étions jamais exercés à moduler tous ensemble. Aucun des enfants, de leur petite voix claironne, ne démarra sur la même note, de même que leur père, ne possédant aucune oreille musicale et chantant de sa voix la plus fausse.
Quant à moi, j’essayai tant bien que mal de les accompagner au piano, mais distraite par leur interprétation épouvantable, je terminai moi aussi sur I’accord le plus raté de ma carrière de prof de musique.
À la fin, le serin dont la cage se trouvait juste à côté, poursuivit notre chant sur des trilles interminables. Un fou rire incroyable termina notre première présentation.
Nous poursuivîmes aussitôt avec «Sainte Nuit», aussi mal réussi que le précédent, accompagné cette fois par notre chien Canelle qui se mit à aboyer comme si quelqu’un se présentait à la porte.
En effet, la sonnerie de l’entrée retentit soudain, de façon inattendue.
Yves s’empressa d’aller répondre pendant que chacun des enfants en profitait pour adresser un petit mot gentil au correspondant de sa mère. Mon mari revint en haussant les épaules, il ne s’agissait que d’une lettre enregistrée qu’il me montra de loin. Je sautai sur
I’occasion et m’écriai alors :
– Ah! bien, tu parles! C’est vous, père Noël? Que faites-vous dans les parages? Noël n’est pourtant que dans quelques jours… Quoi? Vous nous avez entendus chanter de là-haut, au Pôle Nord, et vous avez décidé de vous joindre à nous pour souhaiter Joyeux Noël à notre ami Léopold? Wow! Soyez le bienvenu parmi nous!
Mon mari accepta de jouer le jeu et prit une grosse voix pour me répondre :
– Ho! Ho! Ho! Bonjour mes amis et bonjour à toi. mon cher Léo. J’ai entendu dire que tu es devenu très sage et que tu seras libéré avant longtemps. Crois-moi, tu seras bien entouré par cette famille, je peux t’en assurer. D’ici là, porte-toi bien, je te salue amicalement et… demeure sage, hein? Je compte sur toi pour jouer mon rôle l’an prochain! Ho! Ho! Ho!
Tous s’exclamèrent alors :
– Au revoir, père Noël! N’oubliez pas de revenir le 25 décembre… Nous avons terminé la cassette avec quelques autres chants de Noël et les roucoulades bruyantes de l’oiseau de façon tellement boiteuse que Léopold ne pourrait faire autrement que de se tordre de rire en nous entendant.
La veille de NoëI, je m’en fus visiter Léopold à la prison. Comme à I’accoutumée, je déposai mes objets personnels dans un casier avant de pénétrer dans la salle des visites, non sans avoir demandé au gardien la permission de remettre la fameuse cassette en guise de cadeau à Léo. Malheureusement, le type refusa d’une voix ferme.
– Vous n’avez pas le droit de pénétrer ici avec cette cassette, madame. C’est interdit par le règlement. Veuillez me la remettre s’il vous plaît.
– Mais il s’agit d’un cadeau de Noël pour mon ami. Et puis, il en écoute de la musique, je le sais. Où donc prend-il les cassettes?
– Il les emprunte sûrement à la bibliothèque du pénitencier, car elles ne peuvent provenir de l’extérieur.
– Pourquoi donc?
– Vous pourriez y avoir glissé de la drogue ou un message subliminal quelconque…
– Allons donc, je viens visiter Léo ici depuis des années, ce n’est absolument pas mon genre, vous le savez bien! Écoutez-là au moins, cette cassette, avant de me l’enlever.
.le vous demande cette faveur parce que c’est NoëI. S’il vous plaît…
– Désolé, madame.
J’entrai dans la salle des visites un peu dépitée et ne retrouvai mon sourire qu’avec difficulté quand Léopold vint se présenter à ma table.
– Je t’avais apporté un petit cadeau à ouvrir à minuit exactement, ce soir, mon cher Léopold, mais on a refusé que je te I’apporte. Je suis tellement déçue.
– Pas grave, tu es là, c’est tout ce qui compte.
Soudain, je me tournai vers le petit cubicule vitré d’où on surveillait la salle des visites. Trois gardiens me regardaient, pliés en deux de rire. Celui qui m’avait accueillie me fit un signe de la tête en levant son pouce en l’air, ce que j’interprétai comme l’acceptation de laisser passer la cassette. En effet, quelques minutes plus tard, il vint nous retrouver à la table et remit l’objet à Léo en mains propres en lui disant :
– Tiens! T’écouteras ça à minuit pile, ce soir, mon homme. Tu vas en rire un
coup!