«Ça va faire trois ans que je n’ai pas eu une photo de famille avec moi, mon fils et mon mari pour les fêtes de fin d’année», déplore Joane Alexandre. Le temps des fêtes et ses longues vacances sont un moment tout désigné à passer en famille, mais ce ne sera pas le cas pour Mme Alexandre, son mari Ralph Alcide et leur fils Marveen.
Depuis plus de 18 mois, Joane Alexandre est dans un processus de regroupement familial dont les délais ne font qu’augmenter.
Au moment de la parution de cet article, les délais de traitement des dossiers avaient atteint les 42 mois. Coincée en Haïti, ça va faire 2 ans que Joane Alexandre n’a pas vu son fils maintenant âgé de 6 ans.
Cette situation ressemble à celle de plusieurs familles qui sont en processus de parrainage d’un proche à l’étranger. En ce moment, selon les données de plusieurs médias, autour de 38 000 personnes seraient dans ce processus.
Le Québec a imposé un quota pour 2023 d’environ 10 600 personnes provenant de la catégorie réunification familiale, ce qui crée un «délai artificiel», explique l’avocat spécialisé en immigration, Maxime Lapointe.
Ailleurs au Canada, les délais se situent autour de 12 mois.
Loin de sa maman
Le Lavallois Ralph Alcide a rencontré Joane Alexandre il y a 14 ans en Haïti. Ils ont pris leur temps et ont vécu une relation à distance pendant de nombreuses années.
Ralph Alcide habite au Québec depuis plus de 45 ans. En 2017 est né leur fils Marveen qui faisait souvent le voyage pour voir sa mère entre Laval et la région de Thomassin en Haïti.
Depuis les derniers mois, la situation s’est dégradée dans le pays. Mme Alexandre dit avoir subi deux enlèvements et craint maintenant pour sa vie. Il est devenu impensable de mettre en danger le petit en le faisant à nouveau venir en Haïti.
Après son mariage en 2022, le couple fait une demande de parrainage. Les délais annoncés au départ étaient de 14 mois.
Chaque jour, «on se lève et on se demande si on va passer à travers cette journée? Est-ce qu’on va rester en vie? Et de l’autre côté, il y a mon fils qui me manque beaucoup, beaucoup», raconte Joane Alexandre.
Le couple s’appelle une dizaine de fois par jour. Le couvreur de 54 ans s’inquiète constamment pour la sécurité de sa femme.
Pour la famille, les plans sont arrêtés. Joane Alexandre cherche des emplois qu’elle est obligée de décliner. Tous les visas de visiteur lui sont refusés, car on juge qu’elle a trop d’attaches avec le Canada.
La famille est prise d’un grand découragement. «Des fois, je me demande si je vais pouvoir revoir les miens à nouveau», ajoute Mme Alexandre.
Cette situation affecte aussi leur fils qui demande sa mère plusieurs fois par jour. Dès que son père est loin, le petit vit de l’angoisse. «Ç’a empiré, explique Ralph Alcide qui est installé dans Chomedey depuis près de 40 ans. Il a peur de ne plus me voir comme quand il est parti et qu’il n’a plus jamais revu sa mère.»
«Ping-pong» avec le fédéral
L’avocat Maxime Lapointe déplore la situation et demande plus de transparence du gouvernement québécois. Il s’occupe de 30 à 50 dossiers de parrainage par année et les délais n’ont jamais été si longs.
Mentionnons que le processus de regroupement familial au Québec se fait en trois étapes. La première est la demande d’être parrain qui doit être acceptée par le fédéral. Ensuite, c’est à Québec de procéder en délivrant un Certificat de sélection du Québec.
La dernière étape est la délivrance de la résidence permanente par le Canada après la vérification des antécédents judiciaires et de l’examen médical.
Toutes les personnes rencontrées par le Courrier Laval dans le cadre de cet article avaient déjà leur Certificat de sélection du Québec, la seule mesure qui diffère des autres provinces en matière de parrainage d’un proche.
Or qu’importe combien de personnes passent à la troisième et dernière étape du processus, le fédéral ne peut dépasser le seuil d’immigration imposé par Québec. Ce quota serait plus de trois fois moindre que le nombre réel de familles en attente d’être réunifiées, ce qui crée un bouchon.
Selon Maxime Lapointe, le Québec a le pouvoir de réduire l’attente en augmentant ou en enlevant ce quota. Le Canada «serait capable de le faire si le Québec le lui demandait».
La ministre de l’Immigration, de la Francisation et de l’Intégration, Christine Fréchette, «avait l’occasion de le faire au 1er novembre, mais ne l’a pas fait pour les familles, alors qu’elle l’a accordé aux gens d’affaires», observe Me. Lapointe. Il fait référence au choix de Québec d’écouler les dossiers de la catégorie gens d’affaires.
Ces choix gouvernementaux frustrent les personnes en attente qui se sentent trahies. C’est le cas d’Andy Baydoun qui juge «cruelle» l’attente qu’on lui fait subir.
Cette copropriétaire d’une garderie, à Laval-des-Rapides, a mis ses projets de grossesse sur pause devant les délais grandissants.
Arrivée au Québec en 2004, Andy Baydoun est partie de rien pour y construire sa vie. Elle a choisi le Québec pour la langue et a même quitté son premier mari pour pouvoir continuer à y vivre.
Alors âgée de 21 ans et mère monoparentale, elle a enchaîné les emplois pour offrir un bel avenir à son fils qui est aujourd’hui étudiant à McGill. Toutefois, pas question de revivre une grossesse seule.
Originaire du Liban, Mme Baydoun a rencontré son mari lors d’une de ses visites. Mariés depuis, ils ont fait une demande de parrainage en novembre 2022. Plus d’un an plus tard, «je compte les jours, mais je ne peux pas durer quatre ans comme ça», souligne-t-elle.
Les nombreux voyages vers le Liban, en plus des frais associés au processus, remplissent sa carte de crédit. Même les visas de touriste sont refusés à son mari qui parle aussi français. Sans oublier que depuis plusieurs mois, Andy Baydoun hésite à le visiter en raison de l’instabilité causée par le conflit Israël-Hamas.
L’anxiété la ronge chaque jour. «J’avais dit à mon mari: À Noël prochain, tu vas être avec nous. Éparpillés un peu partout, les membres de notre famille ont planifié de venir de tous les pays. À Noël, nous serons tous là, sauf mon mari».
«Elle ne reconnaît pas son père»
En mai, le ministre fédéral de l’Immigration, Sean Fraser, avait annoncé que les demandes de visa faites pour les personnes en réunification familiale seraient facilitées; ces dernières pouvant venir au Canada en attendant la résidence.
Ce visa de visiteur, refusé plusieurs fois à Angel Gabriel Farias Morales, originaire de la République-Dominicaine, a enfin été approuvé.
Lui et Mouna Eid se sont rencontrés en 2019. En mars 2020, la petite Aurora est née de cette union, loin de son père qui a suivi l’accouchement en téléconférence. Le lendemain, le Canada fermait ses portes pour contrer la pandémie de COVID-19.
Les deux parents ont pu se marier en 2021 et faire leur demande de regroupement en août. Toutefois, un oubli de signature a suscité un refus qui a d’abord ralenti le processus de six mois. Retour à la case départ en mars 2022. Maintenant, 19 mois plus tard, grâce à l’annonce du ministre Fraser, M. Farias Morales a pu venir au Québec en attendant sa résidence permanente, et ce, après une attente de visa de 107 jours, alors que le délai avoisine habituellement les 30 jours.
C’est loin d’être une situation parfaite. Âgée de trois ans, la petite «ne reconnaît pas celui qui est son père», confie Mouna Eid.
«On s’était dit, il va venir et ça va être mieux, mais tous les problèmes qu’on a créés pendant la distance, on doit les régler», raconte la graphiste de Chomedey.
Malgré l’annonce du ministre Fraser, beaucoup d’autres familles ont essuyé des refus de visa. «Je me sens privilégiée d’avoir eu la chance qu’il ait été accepté. […] Je me sens un peu impostrice. Je sens que je n’ai pas le droit de me battre».
Désormais muni d’un visa temporaire, Angel Gabriel Farias Morales aimerait bien travailler, mais un permis de travail prend de quatre à cinq mois avant d’être délivré. «Il attend, il est ici, il veut aider sa famille. […] Noël s’en vient et il ne peut pas acheter de cadeau à sa fille».
La situation est semblable chez George Kassab, le cousin d’Andy Baydoun, qui est parrainé par sa femme Angélique Najm. L’enseignante de Laval attend un enfant et son mari ne peut l’aider financièrement. George Kassab était avocat au Liban et espère pouvoir pratiquer le droit au Québec dans un avenir rapproché.
Il a fait sa demande de regroupement alors qu’il était déjà au Québec en juin 2022. Il attend maintenant sa résidence permanente pour pouvoir travailler.
«C’est vraiment catastrophique, car je ne suis pas habitué à être tout le temps à la maison […] Je vais avoir un enfant et je ne peux pas travailler».
Il ne peut pas non plus retourner aux études parce qu’il n’est pas résident. Après plus d’un an d’attente, il dit être «dans une prison».
Actions militantes
Être séparés pendant plus de trois ans, c’est la réalité que craignent des centaines de membres du groupe Facebook Québec Réunifié qui luttent contre ce qu’ils considèrent une injustice.
Manifestation, pétition, envois de courriels, présences dans les médias, entrevue avec les gouvernements – depuis juin 2023, le groupe entreprend plusieurs actions pour exposer la situation aux gouvernements.
«On demande l’abolition du quota, souligne Nathalie Coursin qui s’occupe des relations avec les médias du groupe. On n’est pas comme les économiques, c’est fluctuant selon les familles québécoises».
Selon elle, le quota, qui est pratiquement inchangé depuis 2014, ne correspond plus à la façon de se rencontrer aujourd’hui. «Sauf que la vie a changé en 10 ans» avec les rencontres sur les réseaux sociaux et la plus grande ouverture au monde.
Québec réunifié ne comprend pas cette notion de quota. «Pourquoi on ne me donnerait pas la résidence permanente […] je contribue à la société, j’ai déjà un logement», soutient Nathalie Coursin aussi en attente de sa résidence permanente.
Selon les statistiques recueillies auprès de ses membres, 81% des répondants comprennent déjà le français et la majorité fait un effort de francisation avant même d’obtenir la résidence, et ce, même si le français n’est pas exigé dans le cadre d’une réunification familiale.
Les membres ont déjà un logement. Le parrain doit aussi assurer son indépendance financière pendant trois ans.
Nathalie Coursin souligne que le Québec pointe du doigt l’efficacité du fédéral qui pourtant traite les demandes rapidement dans les autres provinces. «Les Canadiens en dehors du Québec ont apparemment plus le droit que les Québécois actuellement. C’est ce que nous dit le gouvernement», pense Nathalie Coursin.
Québec réunifié mise davantage sur l’accélération de l’obtention du permis de travail et son allongement, car il est d’une durée actuelle de deux ans, soit, pas assez longtemps pour combler l’attente d’une résidence permanente.
Impossible de savoir si ces délais monstres tirent à leur fin ou non. Difficile aussi de savoir si un visa ou un permis sera refusé. Les parrains voient cela comme une réelle «loterie».
Par conséquent, plusieurs réfléchissent à la possibilité de déménager en Ontario. «Même si je me remets à zéro, c’est quand même mieux que d’attendre les 20 mois qui restent», explique Mouna Eid.
Les délais de traitement pour les personnes en sol canadien, mais à l’extérieur du Québec sont présentement de 10 mois. Cette solution les rend tristes puisqu’ils avaient choisi le Québec, mais la lourde attente fait perdre espoir.
Car l’attente de ces familles n’est pas près de se conclure. «C’est sûr que ça va encore grimper parce que la demande augmente plus vite que la sortie», croit Me Maxime Lapointe.
C’est comme si «Au début, on a déjà fait un premier marathon, et que rendu au quarantième kilomètre, on te rajoute un autre marathon complet à franchir», dit Nathalie Coursin, en voulant illustrer l’épuisement des personnes prises dans ce processus.