À l’Hôpital de la Cité-de-la-Santé, les dires des infirmières sur le plancher et de la direction dans les bureaux divergent. Chose certaine, les mesures surnuméraires, enclenchées quand l’urgence est pleine, sont la nouvelle réalité.
Dès que l’urgence de l’hôpital excède sa capacité de 49 civières, des séquences de surcapacité sont mises en place.
Alors que le taux d’occupation des civières se situe presque toujours au-dessus de 100% depuis avril 2021, force est de constater que ce qui est présenté comme une «mesure de dernier recours» par la direction des soins infirmiers du Centre intégré de santé et de services sociaux (CISSS) de Laval est désormais la norme pour le personnel infirmier.
En date du 17 juillet, dernière statistique disponible au moment de publier cet article, le taux d’occupation des civières atteignait 119,2%.
«On met [les séquences de surcapacité] en place pour ne pas fermer l’urgence, ni les unités de soins, explique Julie-Alexandra Roberge, directrice adjointe aux soins infirmiers. Nous, à Laval, notre mission, c’est d’offrir l’accessibilité aux soins à la population. Jusqu’à maintenant, nous n’avons pas eu à fermer d’unité, contrairement à d’autres établissements, donc notre plan de surcapacité fonctionne.»
Selon deux infirmières de longue date, ces mesures existent depuis plusieurs années, mais ont beaucoup augmentées depuis environ un an.
Patients stables médicalement
L’équipe de gestion des lits examine attentivement le dossier de chaque patient avant de lui attribuer une place dans l’hôpital. À priori, ce sont les patients «relativement stables médicalement» qui sont envoyés sur les civières dans les corridors. Or, selon les infirmières, la réalité serait toute autre, surtout quand l’urgence déborde.
Au début du mois de juillet, un usager aurait été envoyé en unité de soins alors qu’un antibiotique et soluté intraveineux lui avait été prescrit. Quand les infirmières ont rapporté la situation à leur chef d’unité, elles ont reçu pour réponse que «l’urgence débordait, donc les critères entendus pour la stabilité médicale ont été élargis.»
Il y a quelques jours seulement, les infirmières ont accueilli un usager en délirium, agressif, affublé d’une stomie (sac qui récolte les selles). Plutôt difficile de soigner ce patient aux conditions particulières sans salle de bain attitrée, devant les regards de tous dans le corridor.
Pour Josée Groulx (nom fictif), infirmière à la Cité-de-la-Santé depuis sept ans, c’est aussi une question de statistiques.
«Quand on compare les hôpitaux, on les compare toujours par l’urgence, explique-t-elle. Notre urgence peut avoir un taux d’occupation de 76%, mais le reste des unités peuvent être à 120%, personne ne le sait.»
«Le problème est toujours là, mais déplacé ailleurs en surnuméraire», appuie sa collègue Manon Piché (nom fictif), infirmière à l’hôpital lavallois depuis cinq ans.
Charge de travail
Concrètement, le plan de surcapacité implique jusqu’à quatre patients supplémentaires par unités de soins, en plus des civières préalablement ajoutées à l’urgence.
Par unité, 30 lits sont prévus en chambre. Deux sont ajoutés en premier lieu entre les salles de bains dans les chambres, puis, deux autres patients peuvent être positionnés en civières dans les corridors.
Pour le personnel infirmier, ce sont quatre patients supplémentaires à soigner et quatre dossiers de plus à gérer.
«On a le même nombre d’infirmières, donc le quota devient plus que lourd et plus que dangereux», regrette Manon Piché.
Pour la direction des soins, la charge de travail supplémentaire n’est pas un enjeu.
«Quand on ajoute une surcapacité, on va ajuster la structure de soins, maintient Julie-Alexandra Roberge. On va mettre des surplus d’infirmières et de préposés pour assurer une prestation sécuritaire des soins. […] Ce n’est pas toujours le cas, mais dans la grande majorité des cas, ça l’est.»
«Ce sont les patients qui paient là-dedans, poursuit Mme Piché. Ils ont moins l’attention des infirmières. On passe notre journée à courir pour éteindre des feux, sans jamais avoir de sentiment d’accomplissement. C’est rare qu’on parte et qu’on se dise: »oh wow, aujourd’hui c’était une bonne journée, on a bien fait notre travail ». Non, on a éteint des feux, car on n’a pas le temps, on a trop de patients.»
Qualité des soins
Alors que les infirmières considèrent la qualité des soins offerte aux patients dans les corridors «inhumaine», la direction ne voit une différence qu’au niveau du confort.
«C’est vraiment au niveau du confort qu’il y a une différence, mais au niveau de la qualité des soins, de la surveillance et de la sécurité, c’est la même chose car les patients sont aussi pris en charge par une infirmière», déclare Julie-Alexandra Roberge. Elle ajoute même qu’«au niveau de la surveillance, la qualité est supérieure, car les patients [en corridors] sont souvent à proximité des postes de travail des infirmières.»
Pour le personnel infirmier, autant la qualité des soins que la sécurité divergent énormément lorsque les patients sont en civières en corridor versus en chambre. On peut notamment souligner l’intimité inexistante, le manque d’accessibilité au matériel de soins, la cloche d’appel automatisée remplacée par une clochette de magasin, le risque accru de chutes, de pertes d’effets personnels, de vols ou de délirium pour les patients atteints de troubles cognitifs.
Se sentant mal à l’aise de proposer de tels services, les infirmières vont jusqu’à négocier avec l’administration pour accélérer le roulement des patients afin d’éviter à certains de passer une nuit supplémentaire dans le corridor.
Selon elles, le séjour dépasse constamment le délai de 24 heures annoncé, pouvant parfois aller jusqu’à 15, 16 ou 17 jours.
«Ça met notre permis en danger, s’inquiète l’infirmière lavalloise. On fait partie d’un Ordre. On a un devoir professionnel envers nos patients.»
Que faire?
Pour les infirmières, le constat est simple: il manque de personnel pour servir le nombre grandissant de patients de façon adéquate.
En guise de solutions, elles proposent d’améliorer les conditions de travail afin de diminuer la pénurie de main d’œuvre et d’assigner des tâches sur le plancher aux conseillères qui travaillent au niveau administratif.
«Il y a beaucoup trop de monde dans les bureaux», soutient Manon Piché. «C’est tellement quotidien, normal, qu’ils ne prennent pas la peine de faire des mesures exceptionnelles, ajoute Josée Groulx. Pendant la pandémie, ils ont été capables de le faire.»
Pour les gestionnaires, la clef réside en l’accessibilité des soins avant et après le passage à l’hôpital en vue de réduire le nombre d’admissions à l’urgence.
«On ne pourra pas ajouter des places et des lits ad vitam aeternam, exprime la directrice adjointe aux soins infirmiers. Il faut vraiment travailler en fluidité avec tout le réseau. Ce qui va faire en sorte de réduire l’utilisation de l’urgence, c’est en maintenant les services dans la communauté.»